Depuis plus de trente ans, je séjourne régulièrement en Tunisie, où, au fil du temps, j'ai le plaisir et la chance d'avoir tissé un vaste réseau de relations familiales et amicales.
Je viens de passer 4 semaines à Kelibia, ville côtière de 45 000 habitants à 100 km à l'est de Tunis. Voici ce que j'y ai vu et entendu.
Extérieurement la crise n'est pas visible
Au premier abord, la Tunisie de l'été 2013 ne semble pas différer de celle des deux années précédentes.
Les routes restent bondées, avec la même anarchie circulatoire. La police et la garde nationale y ont même fait leur réapparition, postées depuis 20 ans invariablement aux mêmes points de contrôle et aux mêmes horaires.
Les commerçants et marchés sont normalement achalandés et les trottoirs envahis par les étals des vendeurs ambulants.
Les constructions neuves continuent de proliférer.
Les services publics stagnent dans un état minimal, voire sub-minimal. Le ramassage des ordures et le nettoyage de la voirie laissent plus qu'à désirer, l'éclairage des rues est aléatoire et les nids de poules en constante expansion.
Toutefois, à Kelibia, perception, guichets administratifs de la mairie, eau et électricité fonctionnent normalement.
Les difficultés économiques sont ressenties par chacun
Toute les personnes avec lesquelles j'ai échangé, sans exception, une fois expédiées les salutations d'usage, abordent immédiatement et spontanément leurs soucis quotidiens : "la Tunisie ne va pas bien", "la vie est devenue difficile", "tout est cher, très cher", "il y a beaucoup de chômage" ...
L'inquiétude et la résignation sont réelles et partagées, à un niveau que je n'ai jamais connu.
La politique déchaîne les passions
En famille ou entre amis, les discussions politiques surviennent à tout moment. Le ton monte très vite et la passion prend rapidement le pas sur l'argumentation. Les déchirures familiales ou amicales ne sont jamais très loin.
Deux camps, peu conciliables à court terme, se font face.
D'un côté, minoritaires mais déterminés, les partisans d'Ennadha, le parti islamiste actuellement au pouvoir, clament la légitimité de leur gouvernement et de leur majorité parlementaire, revendiquent le droit à l'apprentissage du pouvoir et se disent victimes d'un complot anti-islam.
Leur ressentiment vis à vis des autres composantes politiques est important. D'après les sympathisants nadhaouis, mauvaise santé économique, assassinats politiques et terrorisme sont exclusivement imputables aux tenants de l'ancien système, à l'opposition qui en serait le prolongement et à des intérêts étrangers peu définis.
Les événements égyptiens ont plongé les islamistes convaincus dans un profond malaise, mélangeant inquiétude, frustration et indignation.
Sur le bord opposé, la grande majorité des personnes que j'ai croisé exècre, le mot n'est pas trop fort, Ennadha.
Une partie non négligeable de la base sociologique des islamistes souhaite désormais leur départ, voire même leur élimination.
L'érosion de la popularité des vainqueurs des élections est spectaculaire. Plusieurs de mes connaissances qui ont probablement voté en octobre 2011 pour Ennadha refusent désormais d'indiquer leur vote ou clament qu'ils se sont abstenus.
Les reproches envers la majorité actuelle sont sévères et souvent haineux. Bêtise et incompétence sont les plus fréquents, mais aussi malhonnêteté ainsi que soutien aux salafistes et au terrorisme.
Certains appellent ouvertement à un retour provisoire de la dictature, le temps "d'être débarrassé de Ennadha". Une minorité significative de mon entourage a même accueilli avec une satisfaction non dissimulée la répression sanglante en Égypte.
Le remplacement du gouvernement actuel par une équipe de technocrates apolitiques est réclamée par les adversaires des islamistes. Aux dires des plus convaincus, cette formule est la seule pour sortir le pays de l'ornière. Peu formulent des suggestions sur les mesures sécuritaires, économiques et sociales que devrait prendre cet hypothétique gouvernement de salut national.
Toutefois de nombreux opposants partagent un unique point commun avec les islamistes : la croyance dans des interventions de pays étrangers.
Les manifestations n'attirent pas les foules
Cet échauffement verbal débouche sur peu d'actions concrètes. La quasi-totalité de mes relations, quelle que soit leur opinion, est plus spectatrice qu'actrice de la crise en cours.
A Kelibia, fin juillet et début août, l'opposition a réuni trois à quatre fois 100 à 150 personnes devant la délégation, l'équivalent de la sous-préfecture. Ennadha a mobilisé une fois un groupe de taille comparable.
Le 17 août, 200 à 300 barbus salafistes, venus de toute la région, ont assisté à un meeting devant le marché.
Vendredi 23 août, une manifestation débonnaire d'une centaine d'opposants a fait mine de chasser le délégué, pendant qu'une contre-manifestation de même ampleur soutenait le haut fonctionnaire. Sur le trottoir d'en face, le nombre de personnes attablées aux terrasse des cafés excédait celui des manifestants.
Autre signe de la désaffection des tunisiens pour la politique active, les "plateaux télé" où les politiciens de tout poil pérorent ne font plus recette. Les vainqueurs du zapping de l'été sont les feuilletons à l'eau de rose, les séries comiques et les caméras cachées trash.
Les jeunes grands absents de la crise actuelle
Seule une très faible minorité des moins de trente ans que je fréquente s'intéresse et participe aux discussions politiques. Interrogés sur les raisons de ce retrait, la plupart répondent désabusés "tous nuls".
De nombreux diplômés sont perplexes et découragés face à un marché du travail saturé.
Coincés entre un chômage massif et des familles très prégnantes dont ils ne peuvent, voire ne souhaitent, s'émanciper, la plupart se réfugient dans une sorte de maladie de langueur. Facebook et jeux vidéos sont leurs exutoires.
Presque tous rêvent de partir, bien peu s'organisent pour passer à l'acte.
L'inquiétude sourde plombe l'ambiance nocturne
Signe des temps, une fois le ramadan et les fêtes de l'Aïd terminés, les rues de Kelibia, ordinairement très animées en été jusque tard dans la nuit, sont devenues presque vides après 22H30.
Boutiques et cafés ferment une à trois heures plus précocement que naguère.
Deux ans et demi après sa révolution, la Tunisie est devenue bien morose.
Plus que jamais tunisiquement votre. Tahia Tounes !
Je viens de passer 4 semaines à Kelibia, ville côtière de 45 000 habitants à 100 km à l'est de Tunis. Voici ce que j'y ai vu et entendu.
Extérieurement la crise n'est pas visible
Au premier abord, la Tunisie de l'été 2013 ne semble pas différer de celle des deux années précédentes.
Les routes restent bondées, avec la même anarchie circulatoire. La police et la garde nationale y ont même fait leur réapparition, postées depuis 20 ans invariablement aux mêmes points de contrôle et aux mêmes horaires.
Les commerçants et marchés sont normalement achalandés et les trottoirs envahis par les étals des vendeurs ambulants.
Les constructions neuves continuent de proliférer.
Les services publics stagnent dans un état minimal, voire sub-minimal. Le ramassage des ordures et le nettoyage de la voirie laissent plus qu'à désirer, l'éclairage des rues est aléatoire et les nids de poules en constante expansion.
Toutefois, à Kelibia, perception, guichets administratifs de la mairie, eau et électricité fonctionnent normalement.
Les difficultés économiques sont ressenties par chacun
Toute les personnes avec lesquelles j'ai échangé, sans exception, une fois expédiées les salutations d'usage, abordent immédiatement et spontanément leurs soucis quotidiens : "la Tunisie ne va pas bien", "la vie est devenue difficile", "tout est cher, très cher", "il y a beaucoup de chômage" ...
L'inquiétude et la résignation sont réelles et partagées, à un niveau que je n'ai jamais connu.
La politique déchaîne les passions
En famille ou entre amis, les discussions politiques surviennent à tout moment. Le ton monte très vite et la passion prend rapidement le pas sur l'argumentation. Les déchirures familiales ou amicales ne sont jamais très loin.
Deux camps, peu conciliables à court terme, se font face.
D'un côté, minoritaires mais déterminés, les partisans d'Ennadha, le parti islamiste actuellement au pouvoir, clament la légitimité de leur gouvernement et de leur majorité parlementaire, revendiquent le droit à l'apprentissage du pouvoir et se disent victimes d'un complot anti-islam.
Leur ressentiment vis à vis des autres composantes politiques est important. D'après les sympathisants nadhaouis, mauvaise santé économique, assassinats politiques et terrorisme sont exclusivement imputables aux tenants de l'ancien système, à l'opposition qui en serait le prolongement et à des intérêts étrangers peu définis.
Les événements égyptiens ont plongé les islamistes convaincus dans un profond malaise, mélangeant inquiétude, frustration et indignation.
Sur le bord opposé, la grande majorité des personnes que j'ai croisé exècre, le mot n'est pas trop fort, Ennadha.
Une partie non négligeable de la base sociologique des islamistes souhaite désormais leur départ, voire même leur élimination.
L'érosion de la popularité des vainqueurs des élections est spectaculaire. Plusieurs de mes connaissances qui ont probablement voté en octobre 2011 pour Ennadha refusent désormais d'indiquer leur vote ou clament qu'ils se sont abstenus.
Les reproches envers la majorité actuelle sont sévères et souvent haineux. Bêtise et incompétence sont les plus fréquents, mais aussi malhonnêteté ainsi que soutien aux salafistes et au terrorisme.
Certains appellent ouvertement à un retour provisoire de la dictature, le temps "d'être débarrassé de Ennadha". Une minorité significative de mon entourage a même accueilli avec une satisfaction non dissimulée la répression sanglante en Égypte.
Le remplacement du gouvernement actuel par une équipe de technocrates apolitiques est réclamée par les adversaires des islamistes. Aux dires des plus convaincus, cette formule est la seule pour sortir le pays de l'ornière. Peu formulent des suggestions sur les mesures sécuritaires, économiques et sociales que devrait prendre cet hypothétique gouvernement de salut national.
Toutefois de nombreux opposants partagent un unique point commun avec les islamistes : la croyance dans des interventions de pays étrangers.
Les manifestations n'attirent pas les foules
Cet échauffement verbal débouche sur peu d'actions concrètes. La quasi-totalité de mes relations, quelle que soit leur opinion, est plus spectatrice qu'actrice de la crise en cours.
A Kelibia, fin juillet et début août, l'opposition a réuni trois à quatre fois 100 à 150 personnes devant la délégation, l'équivalent de la sous-préfecture. Ennadha a mobilisé une fois un groupe de taille comparable.
Le 17 août, 200 à 300 barbus salafistes, venus de toute la région, ont assisté à un meeting devant le marché.
Vendredi 23 août, une manifestation débonnaire d'une centaine d'opposants a fait mine de chasser le délégué, pendant qu'une contre-manifestation de même ampleur soutenait le haut fonctionnaire. Sur le trottoir d'en face, le nombre de personnes attablées aux terrasse des cafés excédait celui des manifestants.
Autre signe de la désaffection des tunisiens pour la politique active, les "plateaux télé" où les politiciens de tout poil pérorent ne font plus recette. Les vainqueurs du zapping de l'été sont les feuilletons à l'eau de rose, les séries comiques et les caméras cachées trash.
Les jeunes grands absents de la crise actuelle
Seule une très faible minorité des moins de trente ans que je fréquente s'intéresse et participe aux discussions politiques. Interrogés sur les raisons de ce retrait, la plupart répondent désabusés "tous nuls".
De nombreux diplômés sont perplexes et découragés face à un marché du travail saturé.
Coincés entre un chômage massif et des familles très prégnantes dont ils ne peuvent, voire ne souhaitent, s'émanciper, la plupart se réfugient dans une sorte de maladie de langueur. Facebook et jeux vidéos sont leurs exutoires.
Presque tous rêvent de partir, bien peu s'organisent pour passer à l'acte.
L'inquiétude sourde plombe l'ambiance nocturne
Signe des temps, une fois le ramadan et les fêtes de l'Aïd terminés, les rues de Kelibia, ordinairement très animées en été jusque tard dans la nuit, sont devenues presque vides après 22H30.
Boutiques et cafés ferment une à trois heures plus précocement que naguère.
Deux ans et demi après sa révolution, la Tunisie est devenue bien morose.
Plus que jamais tunisiquement votre. Tahia Tounes !