mardi 29 décembre 2015

Seul, bras croisés, au milieu des saluts nazis

Une photo prise en 1936 lors du lancement par Hitler d'un navire militaire montre une foule le saluant à l'exception d'un homme, seul, visage renfrogné et bras ostensiblement repliés sur sa poitrine. 

Examiner les personnes figurant sur ce cliché et tenter de deviner leurs motivations illustre l'emprise du nazisme sur l'Allemagne des années 1930 ainsi que l'effort nécessaire pour manifester publiquement son hostilité au Führer.

August Landmesser, bras croisés, refusant d'effectuer le salut nazi devant Adolf Hitler, le 13 juin 1936, lors de l'inauguration du voilier-école Horst Wessel à Hambourg en Allemagne.

Un non simple et net

Le réfractaire s'appelait August Landmesser.
Il travaillait au chantier naval Blohm & Voss de Hambourg, constructeur du bateau inauguré par Hitler.
August Landmesser était accusé par les nazis de "déshonorer la race" car il était marié à Irma Eckler d'origine juive.
Quelque temps après le cliché, le couple fut arrêté par la Gestapo puis déporté et ne survécut pas aux persécutions.

Pression de la foule

Beaucoup, à l'instar de ce père de famille manifestement enthousiaste, saluent Adolf Hitler et beuglent Sieg Heil tout simplement sous la pression de la foule environnante.
Réussir à ne pas crier, dans un stade, après un but de l'équipe locale est déjà difficile.
Aussi comment, lors d'une cérémonie grandiose, ne pas être à l'unisson de tout un groupe en apparence unanime ?


Sentiment d'humiliation

L'effet de foule était accru par la maîtrise par l'appareil nazi de l'organisation de ce type d’événement.
La mise en scène des réalisations du régime hitlérien avait pour but de faire oublier la défaite de 1918 et le trop sévère traité de Versailles.
Ce milicien en uniforme, comme de nombreux autres, arbore ses galons et salue, dans le même mouvement, le lancement d'un navire de guerre contournant les clauses de non réarmement imposées par les Alliés, un chef adulé et la promesse d'une grandeur bientôt retrouvée.

Crainte et honte

Malheureusement pour les aspirants dictateurs, enrôler des bataillons de faibles comme supporters ne suffit pas.
La majorité de la population étant peu manipulable, rien ne vaut une bonne campagne de terreur et délation pour s'assurer de sa docilité.
Ainsi ce brave homme, en participant à cette mascarade ignoble, assure sa tranquillité et celle de sa famille.
À court terme, il n'a rien à craindre des sbires nazis.
Toutefois sa gestuelle - angle approximatif du bras, pouce écarté du reste de la main, regard vers le sol - révèle son malaise, voire sa honte.
Quel contraste avec le refus tranquille d'August Landmesser quelques rangs derrière. L'un a su, a pu surmonter sa peur, l'autre pas.

Fanatisme des faibles

Pour certains allemands, peu surs d'eux-mêmes, les abaissements successifs de leur nation ne pouvaient qu'être le fruit d'ennemis internes, sournois et déterminés, mus par de sombres intérêts individuels.
Cet homme, au chapeau et à la chemise impeccables, dont le bras est tendu à rompre en direction de son Führer, affirme fièrement son appartenance à une communauté trahie mais en voie de reconstituer sa puissance et son unité.
Pour un tel fanatique, toute menace symbolique vis à vis du dogme d'un peuple allemand homogène et dominateur - juifs, handicapés, homosexuels, prostituées, communistes, socialistes, francs-maçons, hommes de foi, étrangers, métis - ne méritait que mépris et châtiments.
La crainte du faible ou du différent est une marque très paradoxale de fragilité.
De telles personnes sont faciles à rassurer et à entraîner.
D'abord, en leur fournissant des explications simplistes diabolisant l'objet de leur ressentiment. Puis en les regroupant pour accomplir des rites communs.
La liste est longue des causes ethniques, politiques ou religieuses ayant eu recours aux mêmes techniques de manipulation que les nazis : fascistes, bolcheviques, khmers rouges, génocidaires rwandais, intégristes à poils longs ou courts ...

Baisse bienvenue du chômage

La crise économique et l'hyperinflation avaient précipité la chute de la République de Weimar.
De nombreux allemands ont soutenu, passivement ou activement, Adolf Hitler dans l'espoir de retrouver un travail.
August Landmesser, lui même, avait adhéré au parti nazi pour conforter son emploi à Hambourg.
Ces ouvriers semblent satisfaits de leur sort.
La construction de voiliers-école voulue par Hitler avait relancé l'activité du chantier naval Blohm & Voss.
Leur salut, peu éloigné du poing levé syndical, est une révérence au système qui a remis l'économie allemande en marche, fût-ce de façon suicidaire.

Tragique ironie

Enfin, quelques uns participent au grand show hitlérien en restant parfaitement indifférents.
Leurs centres d'intérêts sont ailleurs et ils ne sont pas dupes de la grandiloquence nazie.
Tout ce cérémonial ne semble pas les concerner, ils préfèrent discuter et sourire tout en saluant mollement le Führer.
Ce rire sous cape, juste derrière August Landmesser, sonne terriblement faux.
Le regretté Pierre Desproges aurait pu dire qu'on peut rire de tout, mais probablement pas n'importe où.

Contemporainement votre

Références & compléments
- La photo d'August Landmesser bras croisés à Hambourg en 1936 circule abondamment sur le web. Je n'ai pas réussi à tracer sa source originelle.

- Article Wikipedia sur August Landmesser

- La citation exacte de Pierre Desproges est "on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde".
Elle fut prononcée lors de l'émission radiophonique "le tribunal des flagrants délires" en s'adressant à Jean-Marie Le Pen.

- Afef et Bernard m'ont beaucoup aidé dans la rédaction de cette longue chronique initialement publiée en 2012.