mercredi 6 mars 2013

L'Estaca grande chanson et petit air entêtant de liberté

La musique, parfois, a des accords majeurs
Qui font rire les enfants, mais pas les dictateurs. [...]
La musique, parfois, a des accords mineurs
Qui font grincer les dents du grand libérateur.
Bernard Lavilliers
Coups de canon, tensions sociales et équilibres macroéconomiques ont plus d'influence sur la marche du monde que les ritournelles.
Néanmoins, de temps à autres, des chansons d'exception cristallisent l'ambiance d'une époque et participent, à leur manière, au mouvement des lignes.
L'Estaca de Lluís Llach est de celles-ci.

Lorsque j'étais lycéen, vers l'été 1976 (je ne me souviens pas de la date avec exactitude), j'étais allé en vélo à Achères, en banlieue parisienne, assister à un concert en plein air du chanteur catalan Lluís Llach.
Celui-ci, qui avait été censuré et exilé par la dictature de Franco, avait pu retourner depuis peu dans une Espagne qui commençait sa transition démocratique. Une bonne partie des spectateurs était des républicains espagnols qui avaient trouvé refuge en France.
Le récital s'est conclu avec l'Estaca, chanson écrite en 1968 et devenue l'emblème de la résistance de la Catalogne. Les paroles évoquent, en prenant l'image d'une corde attachée à un pieu - estaca en langue catalane - le combat pour la liberté :
    Si je tire fort de mon côté,
    Et que tu tires fort du tien,
    Sûr qu'il tombera, tombera, tombera,
    Et nous pourrons nous délivrer.
Immense émotion difficile à oublier, le public, debout et poings levés, chantait à l'unisson avec Lluís Llach cet hymne aux fortes connotations politiques.
Lluís Llach, lors de l'un de ses premiers concerts à Barcelone en 1976 au cours de la transition de l'Espagne vers la démocratie, entonne l'Estaca.
La salle reprend le refrain et la chanson se conclut par des slogans du public.

Peu après, à la fin des années 1970, l'Estaca fut reprise et adaptée par Jacek Kaczmarski, en Pologne alors soviétique, sous le titre Mury (les murs en polonais).
Le chant catalan devint alors un des hymnes du syndicat libre Solidarność de Lech Wałęsa. Les paroles, bien que différentes, sont dans le même esprit que les vers originaux de Lluís Llach :
    Arrache aux murs les dents des barreaux !
    Brise les chaînes, casse le fouet !
    Et les murs vont tomber, tomber, tomber
    Et ensevelir le vieux monde !
Interprétation en public de Mury par Jacek Kaczmarski, enregistrée après la chute de l'odieux mur de Berlin


Vers 2010, Yasser Jradi, musicien tunisien, s'empare à son tour de l'Estaca et propose Dima dima (toujours, toujours) une version en arabe à la fois romantique et très mélancolique :
    Je jure sur la sueur des maçons qui tombe sur la pierre et la fait fondre,
    Je jure sur ceux qui ont les pieds nus et ceux que le destin a fatigué [...]
    Non, non, je ne me lasserai jamais de t'aimer [...]
    J'écrirai ton nom avec le sang de mes mains,
    Je retournerai vers toi, toujours, toujours ...
Reprise par Emel Mathlouthi, Dima dima fut un des airs de la révolution de Tunisie de janvier 2011.
En septembre 2012, juste retour des choses, la chanteuse tunisienne Emel Mathlouthi interprète Dima dima de Yasser Jradi en public à Barcelone, sur les terres où Lluís Llach composa l'Estaca 44 ans plus tôt.
Malheureusement, le son de cet enregistrement direct n'est pas excellent. Toutefois, l'émotion du chant et des symboles font plus que pallier à la mauvaise qualité auditive.


Le propre des belles chansons est de pouvoir être chantées plusieurs fois d'affilée sur des tempos différents. C'est ce que j'espère de tout mon coeur pour la Tunisie, dont la révolution patine.
Je souhaite aussi que poètes et musiciens du Qatar, d'Arabie Saoudite, d'Iran ou encore de Chine et de quelques autres régimes autocratiques se saisissent à leur tour de l'Estaca et créent des versions locales reprises par la population. Je doute que Lluís Llach s'en formalise.

Ritournelliquement votre

Post Scriptum
Je viens de trouver sur Youtube, postérieurement à l'écriture de cette chronique, un duo où Yasser Jradi, son créateur, et Emel Mathlouthi interprètent ensemble Dima dima, la version tunisienne de l'Estaca. Je n'ai pas pu résister au plaisir d'ajouter cette vidéo à ce billet.
Emel Mathlouthi et Yasser Jradi chantent ensemble Dima dima

Références et compléments
- Pour compléter cette chronique, j'ai regroupé dans une playlist sur Youtube de nombreuses autres versions de l'Estaca dans plusieurs langues.
Cette playlist comporte notamment la version originale de Yasser Jradi de Dima dima et l'incroyable hommage du public lors du dernier concert de Lluís Llach en 2007.
- L'Estaca, ce qui gâche rien, bien au contraire, est aussi devenue l'hymne de l'USAP, l'équipe de rugby de Perpignan.
- Articles Wikipedia sur Lluís Llach, l'Estaca et sur Mury (en anglais).
- Paroles de l'Estaca de Lluís Llach en catalan et leur traduction en français.