Le débat sur les produits "Made in France" est revenu à la une de l'actualité.
Une étude très fouillée évalue le surcoût d'achat de produits exclusivement bleus-blancs-rouges à 100 à 300 € supplémentaires par mois et par ménage français.
Cette discussion, motivée par le besoin criant de résorber notre chômage massif, est une mauvaise réponse à la bonne question combien y a-t-il d'emplois locaux dans tel ou tel produit ou service ?
Pour essayer de décortiquer les mécanismes de ce sujet complexe, je vous propose de prendre l'exemple de deux friteuses électriques.
Le premier de ces appareils est un modèle basique, vendu à prix cassé, sous marque distributeur, exclusivement en grandes surfaces.
Il arbore fièrement sur son emballage la mention "fabriqué en France" et un magnifique drapeau qui n'aurait pas déplu à Rouget de Lille.
En pratique, il s'agit d'une conception vieille de plus 20 ans, dont les brevets appartiennent désormais au domaine public et dont une partie des pièces a été contretypée.
L'ensemble des composants sont fabriqués en Chine où les salaires sont très bas et la protection sociale microscopique.
Histoire d'améliorer un peu plus les coûts par une réduction des frais de transport et de douane, seul l'assemblage final est réalisé dans l'Hexagone, au cœur d'un département rural, dans une petite usine raisonnablement automatisée avec des équipements asiatiques, employant une cinquantaine de personnes, essentiellement au SMIC, souvent à temps partiel "flexible".
La commercialisation est réduite à son minimum, un vendeur suffit à suivre les centrales d'achat de la grande distribution qui sont livrées par palettes complètes.
La seconde friteuse est mise en vente, par une marque renommée, simultanément en grandes surfaces, en boutiques spécialisées, sur des sites internet et même dans trois magasins dits d'usine.
Bien entendu, les prix diffèrent dans chaque canal. Pour éviter la "cannibalisation", des modèles légèrement dissemblables sont proposés à chaque type de revendeur.
Cet appareil est unique en son genre grâce à plusieurs innovations réduisant la teneur en huile, améliorant les qualités gustatives et facilitant le nettoyage. La marque a mis aussi un soin particulier au design.
La promotion de la marque, de ses produits et de ses nouveautés est l'objet d'une stratégie marketing élaborée qui s'appuie sur des campagnes structurées de communication et de publicité ainsi que sur plusieurs groupes de vendeurs.
Le résultat de cet effort de R&D et de marketing est un prix de vente nettement supérieur aux friteuses standards, de l'ordre de 3 fois plus élevé.
Pour développer et promouvoir mondialement ses produits de petit électroménager, la marque emploie en France une équipe complète de techniciens, de designers, de marketeurs et de communiquants.
La friteuse comporte, en plus des éléments habituels, des composants électroniques et même un petit logiciel embarqué destiné à réguler la cuisson.
L'essentiel de la fabrication est réalisé en Europe centrale où les coûts salariaux sont à mi-chemin entre ceux de l'Asie et ceux de l'Europe de l'ouest.
Toutefois deux pièces très techniques sont produites en France.
Les machines nécessaires à la fabrication proviennent presque toutes d'entreprises allemandes.
Les composants électroniques sont, comme il se doit, asiatiques, mais achetés à un distributeur français ayant des succursales dans toute l'Europe.
Le logiciel a été sous-traité à une société spécialisée qui a utilisé un chef de projet français et des programmeurs indiens.
Le décor étant planté, place aux chiffres !
La première friteuse a incontestablement une plus grande part de sa fabrication en France, un peu plus du quart de son prix de revient industriel contre 10% pour le second modèle.
Je laisse le soin au lecteur de décider si un produit dont les trois quarts de la valeur industrielle n'est pas hexagonale mérite son emblème tricolore.
Toutefois, l'industrie se distingue de l'artisanat par une part minoritaire de la fabrication dans le prix de vente final.
Ainsi, pour nos friteuses, la production représente moins du tiers du prix de vente de la version low cost et un cinquième de l'autre.
Marketing et R&D, commercialisation, impôts et taxes, sans oublier les profits rémunérant les actionnaires prédominent sur les usines.
Les activités non industrielles sont beaucoup moins délocalisables, et en pratique moins délocalisées, que la production.
Dans notre exemple, trois quarts des coûts hors fabrication de la friteuse n°1 et 80% de ceux de la n°2 se situent en France.
Aussi, malgré très peu de production dans l'Hexagone, 67% des emplois générés par la friteuse de marque sont français, contre seulement 61% pour sa concurrente non badgée.
Mieux même, compte tenu de l'importante différence de prix de vente, la seconde friteuse a fait travailler trois plus de personnes en France que sa consœur meilleur marché.
Le véritable "Made in France", ou plutôt "With jobs in France", n'est guère visible et ne se pare pas toujours de tricolore !
La résorption du chômage ne passera pas exclusivement par le travail en usine mais aussi, voire surtout, par le développement d'emplois à forte valeur ajoutée, ceux que Robert Reich désignait, il y a plus de 20 ans, comme les "manipulateurs de symboles".
Fort heureusement, les recettes sont identiques pour favoriser les deux types de jobs : baisse des cotisations sociales grevant les salaires, éducation efficace et simplification des réglementations corporatistes freinant l'émergence de nouvelles activités.
Mondialement votre
Références et compléments
- Voir aussi les chroniques "Taxis ? Hôtels ? Pharmacies ? Quelle sera la prochaine victime d'internet ?" à propos des barrières corporatistes et "Tout savoir sur les impôts et taxes en France" au sujet des cotisations sociales pesant sur les salaires.
- "Made in France" signifie "fabriqué en France", "With jobs in France" veut dire "avec des emplois en France".
- Cet exemple des deux friteuses a été concocté par mes soins en regroupant mon expérience professionnelle dans l'industrie avec des ordres de grandeur publiés dans l'ouvrage de Daniel Cohen "La mondialisation et ses ennemis" (Éditions Hachette, 2005) et dans mon livre "Développer un produit innovant avec les méthodes agiles" (Éditions Eyrolles, 2011).
Je n'ai pas tenu compte des machines et des stocks dans les valeurs chiffrées. Ça épaissit encore plus la soupe et ne change pas radicalement les ordres de grandeurs pour ce type de produits.
- L'étude de l'institut CEPII "(Not) Made in France" publiée en juin 2013.
- Robert Reich a publié son livre "The work of nations" traduit en français sous le titre "l'économie mondialisée" en 1991. Cet ouvrage décrivait et annonçait les bouleversements que nous vivons.
- Je remercie le twittonaute Christophe Vernet @Bouba32. Les échanges que nous avons eu il y a quelques jours m'ont incité à écrire, depuis la Tunisie, cette chronique sur le "Made in France".
Une étude très fouillée évalue le surcoût d'achat de produits exclusivement bleus-blancs-rouges à 100 à 300 € supplémentaires par mois et par ménage français.
Cette discussion, motivée par le besoin criant de résorber notre chômage massif, est une mauvaise réponse à la bonne question combien y a-t-il d'emplois locaux dans tel ou tel produit ou service ?
Pour essayer de décortiquer les mécanismes de ce sujet complexe, je vous propose de prendre l'exemple de deux friteuses électriques.
Le premier de ces appareils est un modèle basique, vendu à prix cassé, sous marque distributeur, exclusivement en grandes surfaces.
Il arbore fièrement sur son emballage la mention "fabriqué en France" et un magnifique drapeau qui n'aurait pas déplu à Rouget de Lille.
En pratique, il s'agit d'une conception vieille de plus 20 ans, dont les brevets appartiennent désormais au domaine public et dont une partie des pièces a été contretypée.
L'ensemble des composants sont fabriqués en Chine où les salaires sont très bas et la protection sociale microscopique.
Histoire d'améliorer un peu plus les coûts par une réduction des frais de transport et de douane, seul l'assemblage final est réalisé dans l'Hexagone, au cœur d'un département rural, dans une petite usine raisonnablement automatisée avec des équipements asiatiques, employant une cinquantaine de personnes, essentiellement au SMIC, souvent à temps partiel "flexible".
La commercialisation est réduite à son minimum, un vendeur suffit à suivre les centrales d'achat de la grande distribution qui sont livrées par palettes complètes.
La seconde friteuse est mise en vente, par une marque renommée, simultanément en grandes surfaces, en boutiques spécialisées, sur des sites internet et même dans trois magasins dits d'usine.
Bien entendu, les prix diffèrent dans chaque canal. Pour éviter la "cannibalisation", des modèles légèrement dissemblables sont proposés à chaque type de revendeur.
Cet appareil est unique en son genre grâce à plusieurs innovations réduisant la teneur en huile, améliorant les qualités gustatives et facilitant le nettoyage. La marque a mis aussi un soin particulier au design.
La promotion de la marque, de ses produits et de ses nouveautés est l'objet d'une stratégie marketing élaborée qui s'appuie sur des campagnes structurées de communication et de publicité ainsi que sur plusieurs groupes de vendeurs.
Le résultat de cet effort de R&D et de marketing est un prix de vente nettement supérieur aux friteuses standards, de l'ordre de 3 fois plus élevé.
Pour développer et promouvoir mondialement ses produits de petit électroménager, la marque emploie en France une équipe complète de techniciens, de designers, de marketeurs et de communiquants.
La friteuse comporte, en plus des éléments habituels, des composants électroniques et même un petit logiciel embarqué destiné à réguler la cuisson.
L'essentiel de la fabrication est réalisé en Europe centrale où les coûts salariaux sont à mi-chemin entre ceux de l'Asie et ceux de l'Europe de l'ouest.
Toutefois deux pièces très techniques sont produites en France.
Les machines nécessaires à la fabrication proviennent presque toutes d'entreprises allemandes.
Les composants électroniques sont, comme il se doit, asiatiques, mais achetés à un distributeur français ayant des succursales dans toute l'Europe.
Le logiciel a été sous-traité à une société spécialisée qui a utilisé un chef de projet français et des programmeurs indiens.
Le décor étant planté, place aux chiffres !
La première friteuse a incontestablement une plus grande part de sa fabrication en France, un peu plus du quart de son prix de revient industriel contre 10% pour le second modèle.
Je laisse le soin au lecteur de décider si un produit dont les trois quarts de la valeur industrielle n'est pas hexagonale mérite son emblème tricolore.
Répartition des fabrications en et hors France dans le prix de revient industriel des 2 friteuses |
Ainsi, pour nos friteuses, la production représente moins du tiers du prix de vente de la version low cost et un cinquième de l'autre.
Marketing et R&D, commercialisation, impôts et taxes, sans oublier les profits rémunérant les actionnaires prédominent sur les usines.
Répartition des différents types de coûts dans le prix de vente des 2 friteuses |
Dans notre exemple, trois quarts des coûts hors fabrication de la friteuse n°1 et 80% de ceux de la n°2 se situent en France.
Aussi, malgré très peu de production dans l'Hexagone, 67% des emplois générés par la friteuse de marque sont français, contre seulement 61% pour sa concurrente non badgée.
Répartition géographique en pourcentage de coûts totaux des 2 friteuses |
Le véritable "Made in France", ou plutôt "With jobs in France", n'est guère visible et ne se pare pas toujours de tricolore !
Répartition géographique en valeur de coûts totaux des 2 friteuses |
Fort heureusement, les recettes sont identiques pour favoriser les deux types de jobs : baisse des cotisations sociales grevant les salaires, éducation efficace et simplification des réglementations corporatistes freinant l'émergence de nouvelles activités.
Mondialement votre
Références et compléments
- Voir aussi les chroniques "Taxis ? Hôtels ? Pharmacies ? Quelle sera la prochaine victime d'internet ?" à propos des barrières corporatistes et "Tout savoir sur les impôts et taxes en France" au sujet des cotisations sociales pesant sur les salaires.
- "Made in France" signifie "fabriqué en France", "With jobs in France" veut dire "avec des emplois en France".
- Cet exemple des deux friteuses a été concocté par mes soins en regroupant mon expérience professionnelle dans l'industrie avec des ordres de grandeur publiés dans l'ouvrage de Daniel Cohen "La mondialisation et ses ennemis" (Éditions Hachette, 2005) et dans mon livre "Développer un produit innovant avec les méthodes agiles" (Éditions Eyrolles, 2011).
Je n'ai pas tenu compte des machines et des stocks dans les valeurs chiffrées. Ça épaissit encore plus la soupe et ne change pas radicalement les ordres de grandeurs pour ce type de produits.
- L'étude de l'institut CEPII "(Not) Made in France" publiée en juin 2013.
- Robert Reich a publié son livre "The work of nations" traduit en français sous le titre "l'économie mondialisée" en 1991. Cet ouvrage décrivait et annonçait les bouleversements que nous vivons.
- Je remercie le twittonaute Christophe Vernet @Bouba32. Les échanges que nous avons eu il y a quelques jours m'ont incité à écrire, depuis la Tunisie, cette chronique sur le "Made in France".