dimanche 7 septembre 2014

Lettre à mes amis tunisiens tentés de voter Ennadha

Chères amies, chers amis.

Je me permet - j'espère que vous l'accepterez - de vous appeler amis car, depuis le début des années 1980, je fréquente assidûment votre attachant pays.
Chez vous, j'ai vécu des moments très intenses, des joies, mais aussi des peines.
J'ai, au fil du temps, tissé un vaste réseau de relations familiales, amicales, sociales que j'ai plaisir à rencontrer et étoffer. Vous êtes nombreux à faire partie de ces cercles.

Vous êtes profondément croyants et vous adhérez à une vision stricte de votre religion que vous pratiquez de manière rigoureuse.

Ce choix - qui ne correspond pas à mes façons d'être et de penser, je ne l'ai jamais caché et l'ai plusieurs fois évoqué sur ce blog - est le votre et, en tant que tel, je le respecte.
Je ne suis en aucune façon fondé à vous suggérer ce que vous devez croire et faire.

Vous avez la chance de vivre dans un pays où le respect vis-à-vis de l'Islam est élevé.
De surcroît, depuis la révolution, aucun obstacle ne s'oppose plus à votre pratique.

La Tunisie va, en octobre prochain, être appelée aux urnes. Votre inclination naturelle est probablement de voter pour Ennadha, le parti islamiste.
Avant que votre choix devienne définitif, je vous invite à l'examiner sous deux angles.

Qui pour relancer l’économie tunisienne ? Comment ?

Tout d'abord, votre pays se débat dans de graves difficultés sociales et économiques qui ont, d'ailleurs, été à l'origine de la révolution de janvier 2011.

La Tunisie, comme le monde alentour, subit de plein fouet les très violentes mutations de la troisième révolution industrielle.
L'économie, longtemps statique, est devenue furieusement dynamique. L'autarcie et la focalisation sur l'agriculture ne sont plus des options.
4 emplois sur 10 en Tunisie proviennent directement ou indirectement des échanges avec l'étranger. La majorité des tunisiens est désormais urbaine.

Les consommateurs, que nous sommes tous, et les changements technologiques créent un jeu difficile à maîtriser.
Pour petite preuve, je suis presque certain que vous possédez de l'électroménager asiatique ainsi qu'un smartphone, que vous surfez régulièrement sur le web ou les réseaux sociaux et aussi que plusieurs membres de votre famille travaillent dans l'informatique ou dans des sociétés exportatrices.
Google, Haier, LG, Samsung et les usines chinoises n'ont que faire de la Tunisie et ne vont pas patienter le temps que les turbulences post-révolutionnaires s'estompent.

Le symptôme le plus flagrant de ces changements est le chômage stratosphérique des jeunes diplômés. Alors que peu de temps en arrière, les étudiants post-bac avaient une vie professionnelle et, même, un statut quasiment garantis.

Les gouvernements d'Hamadi Jebali puis d'Ali Larayedh, deux leaders d'Ennadha, ont malheureusement échoué dans ce domaine.
Sous leur houlette, le chômage n'a pas diminué, les prix ont grimpé, la croissance a stagné et le déficit public a été multiplié par 7.
Désormais, lorsque l'état tunisien récupère 4 dinars en impôts, taxes et cotisations, il en dépense 5 !
Chaque mois, 30 nouveaux dinars de dettes - c'est à dire d'emprunts avec intérêts - sont gagés sur la tête de chaque tunisien, du bébé au vieillard.
La Tunisie va mettre beaucoup de temps à sortir de ce piège à retardement.

Êtes-vous certains que cette approche budgétaire laxiste soit durablement soutenable ?
Compte tenu de sa récente contre-performance, Ennadha est-il le parti le mieux placé pour guider la barque tunisienne sur les flots houleux de l'économie mondiale ?
A-t-il fait des annonces novatrices dans ce domaine ?
Un nouvel échec économique et social ne serait-il pas la meilleure contre-publicité à l'encontre de vos idées ?

Comment mieux promouvoir votre pratique religieuse ?

Ensuite, je comprends que vos convictions spirituelles vous poussent à vouloir rallier le plus grand nombre à votre foi et vos pratiques.
Cela n'est point choquant. Depuis que le monde est monde, les religions ont toujours voulu accroître les effectifs de leur fidèles.

Toutefois, quelle est la meilleure façon de convaincre et de rassembler ?

Si, demain, beaucoup plus de prescriptions religieuses devenaient légalement obligatoires en Tunisie, extérieurement le pays serait plus conforme à vos vœux.
Mais cette belle façade ne serait qu'un trompe-l'œil.

Personnellement, je me conformerais, en apparence, aux nouvelles normes mais mon cerveau et, plus encore, mon cœur, seraient en rébellion permanente. Je pratiquerais ce que les anglophones appellent le service des lèvres.

Pire, si l'atmosphère devenait trop pesante et les contraintes trop fortes, je pourrais - et je ne serais sûrement pas seul dans ce cas - ne plus venir en Tunisie, la mort dans l’âme et quoi qu'il m'en coûte.
De même, les départs vers l'étranger de tunisiens ne partageant pas vos façons d’être devraient aussi augmenter.

Il n'y a pas de précédent historique où imposer les signes extérieurs d’une foi ait durablement consolidé croyances et pratiques religieuses.

La sinistre inquisition catholique en Europe, malgré plusieurs siècles de contraintes barbares, n'a pas réussi à éradiquer le judaïsme et l'Islam, ni même à contenir la sorcellerie ou les pratiques sexuelles jugées déviantes.

Dernier exemple en date, en Iran, après 35 ans de pouvoir islamiste, beaucoup bravent clandestinement les interdits.
À en croire témoins et reportages, malgré une répression sanglante, protégés par un épais nuage de corruption, alcool, drogues et sexe débridé sont devenus du dernier chic.

Transgresser un interdit imposé est terriblement attractif, surtout pour la jeunesse.
Paradoxalement, malgré une apparence irréprochable, les mollahs de Téhéran ont obtenu, en une grosse génération, les mœurs inverses de ce qu'ils souhaitaient.
Depuis toujours, les prohibitions en tous genres n'ont eu pour seul effet que de permettre aux mafias de prospérer en fournissant en sous-main les biens ou services défendus à prix d’or.
On n'a jamais autant bu aux USA que durant les années 1920 où l'alcool était pourtant strictement interdit, mais abondamment fourni illégalement par Al Capone et consorts.

Souhaitez-vous vraiment favoriser les croyances de façade ? Les mœurs que vous reprouvez ? La corruption et la criminalité ?
En matière de morale et de religion, exemplarité et dialogue ne sont-ils pas plus efficaces que les règlements et la contrainte ?

Le sort de la Tunisie dépend de votre bulletin de vote

Chers amies et amis de plus de 30 ans, l'avenir de notre Tunisie - la votre surtout, mais aussi un tout petit peu la mienne - est, le 26 octobre prochain, au sens strict, entre vos mains.
Vous souhaitez, autant que moi, le meilleur pour votre patrie, je n'ai aucun doute à ce sujet.

Ce pays possède beaucoup d'atouts que quelques coups de pouce pourraient aisément mettre en avant.
Aussi, humblement, je vous demande, avant d'arrêter votre choix, de vous questionner au sujet des deux thèmes abordés dans ce billet.

Êtes-vous certains, en votre âme et conscience, d'agir, à moyen terme, en faveur de vos convictions et aussi des intérêts de la Tunisie et de tous les tunisiens ?

Tahia Tounes

Tunisiquement votre

Références et compléments
- Voir aussi la chronique “Tout savoir (ou presque) sur l'économie chancelante de la Tunisie”.
- Le site d'actualité Rue 89 consacre de nombreux articles originaux au sujet de l'Iran réel.