dimanche 19 mai 2013

Le prix de l'alcool chute, celui de la convivialité s'envole

Sur la photo ci-dessous, prise vers 1900, mon arrière-grand-père Joseph Pierre Lebouc et son épouse Constance Beaujardin posent, ainsi que leurs deux enfants, devant le café qu'ils tenaient rue de Vaugirard à Paris.
Le café Lebouc, rue de Vaugirard à Paris, vers 1900.
"Sp d'Eau de Vie de Cidre du Calvados"
"Spécialité de Rhum St Louis - Le litre 2 Frs - Qualité recommandée"
Les inscriptions sur les vitrines vantent les spécialités du bistrot.
Un catalogue complet de boissons alcoolisées allèche le chaland : "eau de vie de cidre du Calvados", "madère", "malaga", "banyuls pour quinquina", liqueurs fines Raspail", "Kummel", "chartreuse jaune", "Marie Brizard", "rhum Saint Louis", "bière".
Pour faire bonne mesure du "café" est aussi proposé dans la zone la moins exposée de la devanture.

Un accent particulier est mis sur les prix. Le litre de rhum ou de vin cuit est annoncé à 2 Francs.
A l'époque, un ouvrier parisien gagnait annuellement environ 1200 Francs pour, grosso modo, 300 journées de travail de 9 à 10 heures.
Les litres d'alcool écoulés par mon aïeul équivalaient donc, chacun, à une demi-journée de travail ouvrier.

La marge réalisée par Joseph-Pierre Lebouc et ses fournisseurs était, ramenée aux standards actuels, raisonnable.
En Martinique, le rhum en gros était acheté aux producteurs 60 centimes le litre.
Comme la grande distribution était inexistante, il est probable que le prix de la bibine dans dans les épiceries n'était guère différent de celui pratiqué dans les cafés.

Aujourd'hui, l'alcool a une valeur très différente en supermarché et dans un bar.
Le rhum coûte désormais, chez l'hyper-épicier au nom de maréchal de France, autour de 10 € du litre.
Un ouvrier de 2013 doit travailler une heure et demie, 3 fois moins longtemps qu'en 1900, pour mettre un litre de bibine dans un son caddy.
A l'inverse, consommer dans un bistrot est devenu terriblement onéreux. Le rhum y est commercialisé autour de 120 € le litre. Désormais, 10 à 20 heures de travail , deux à trois fois plus que chez mon ancêtre, sont nécessaires pour écluser une bouteille d'alcool accoudé à un zinc.

Le formidable progrès économique initié par la révolution industrielle a accru nos possibilités de consommation.
Se saouler est bien meilleur marché qu'il y a un siècle, à la condition expresse de le faire seul.
Dans le même temps, la convivialité, peu sujette à la productivité, tend à devenir un luxe hors de prix !

Bistrotiquement votre

Références et compléments
Cette chronique, sous une forme légèrement remaniée, fait désormais partie du recueil disponible en ligne "Humeurs Économiques".

- Dans la même veine, sur l'évolution des prix et des coûts au fil du temps, les chroniques :
. "Le coût de l'écrit s'effondre"
. "Timbres-poste, iPhone et salaires ouvriers"
. "Des encyclopédies et de l'iPhone au fil des présidences"
. "Le prix de l'essence et des voitures en forte baisse"
. "Comme l'essence, l'immobilier baisse"

- Merci à Pascale qui a déniché le vieux cliché.

- Les fiches de mes arrière-grands-parents Joseph-Pierre Lebouc et Constance Beaujardin sur mes pages de généalogie.
Pour la petite histoire, Joseph-Pierre Lebouc est décédé d'une maladie professionnelle puisque l'alcoolisme l'a soustrait trop tôt à l'affection des siens.

- Le coût du litre de rhum dans les Antilles provient du livre "Histoire de la Martinique" d'Armand Nicolas.

- Exprimer des prix en temps de salaire d'un ouvrier est inspiré du livre de Jean Fourastié & Béatrice Bazil "Pourquoi les prix baissent ?" (Editions Hachette 1984).