En Tunisie, le visiteur est vite convaincu par l'esprit d'entreprise et la créativité d'une bonne part de la population.
Pourtant, chômage et pauvreté gangrènent la société et l'économie est loin du plein régime.
Retour sur un paradoxe tunisien.
Deux exemples parmi une myriade d'autres.
Trouver nourriture et articles de consommation courante n'est jamais un souci.
À toute heure, à moins de 3 minutes à pied de votre domicile, il y a toujours suffisamment de vendeurs ambulants et de micro-commerces.
Inutile de faire des stocks à la maison, les rues sont des entrepôts.
L'eau du robinet est d'une potabilité douteuse.
Qu'à cela ne tienne, des pickups Isuzu ravitaillent les épiceries avec des bidons en plastique remplis d'eau de source, cinq à dix fois moins chers que l'eau minérale en bouteille.
Ces activités très flexibles sont plaisamment baptisées par les spécialistes "économie informelle", doux euphémisme désignant pudiquement le travail au noir du meilleur aloi.
Tous les "petits métiers" opèrent sans contraintes.
L'occupation gratuite et sans vergogne de l'espace public est un sport national tunisien.
TVA, patente, cotisations sociales et autres taxes sont des mots absents du vocabulaire du type vendant des robes à 10 dinars sous la fenêtre près de laquelle je rédige ce billet.
Toutefois, assez souvent, ces auto-entrepreneurs autoproclamés doivent quand même s'acquitter de menus subsides auprès des détenteurs d'autorité afin de se vacciner contre l'application de la moindre réglementation.
Des administrations tatillonnes délivrent, en prenant leur temps, des autorisations diverses et variées dont ils contrôlent ensuite le bon usage.
Le créateur néophyte découvre, souvent à ses dépens, ce maquis de paplards.
Viennent aussi s'ajouter une pression syndicale croissante - souvent aussi peu courtoise que réaliste aux dires de plusieurs chefs d'entreprise - ainsi que quelques "interventions" politiques, histoire d'ajouter un peu de harissa dans une chorba déjà épaisse.
Même les sociétés exportatrices qui pourtant bénéficient d'un statut fiscal offshore, ne sont pas exemptes de ces tracas.
Bien sur, là encore, une lubrification pécuniaire de l'usine à gaz est souvent nécessaire.
Face à ces difficultés - bien avant la révolution - un consensus a émergé de la grande majorité de la société.
L'état, qui a reçu un mandat implicite de la population, s'emploie à mettre scrupuleusement en oeuvre ce programme.
Chaque tunisien ou presque râle contre les passe-droits familiaux ou monétaires, la pagaille ambiante et les contraintes pesant sur les entreprises.
Mais, dans la pratique, peu alignent leurs actes sur cette splendide indignation verbale.
Pas étonnant, dans ces conditions, que les partis politiques ne parlent pas d'économie et ne se distinguent guère sur ce thème.
Les différents acteurs sociaux trouvent leur compte dans ce système paradoxal et lui confèrent une grande stabilité.
La Tunisie toute entière s'est enferrée dans une sorte de trappe à médiocrité économique.
En sortir suppose que la société, dans son ensemble, devienne convaincue qu'efforts et inconforts à court terme peuvent être compensés par un accroissement des emplois et de la prospérité à plus longue échéance.
Une chose est sure, l'impulsion ne viendra pas des politiques.
Faibles, peu compétents et discrédités - pour rester sobre - ils sont dans l'incapacité de lancer une quelconque mutation.
Par contre, chaque tunisienne et chaque tunisien peut contribuer à améliorer simultanément son propre sort et celui de son pays.
L'esprit multiforme d'initiative qui éclot à chaque coin de rue pourrait être un excellent moteur de changements.
Toutefois, investir dans l'abandon de ses avantages pour obtenir un meilleur futur est un chemin difficile et non intuitif.
La tentation est forte pour chacun de reporter les ajustements nécessaires sur d'autres groupes sociaux que le sien.
Je souhaite à mes amis de Tunisie de trouver l'énergie collective d'inventer une voie économique moins paradoxale.
Tunisiquement votre
Références et compléments
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- La Tunisie rattrapera la France le 12 mai 2041
Bien que ces chroniques datent de 2013, les ordres de grandeur restent toujours valables. La hausse des prix et des salaires a été, hélas, compensée par une spectaculaire dévaluation du dinar tunisien.
La chronique "ingénieuses ingénieures tunisiennes" relate un prototype du changement souhaitable en Tunisie.
Outres mes lectures et mes séjours fréquents en Tunisie, ce billet doit beaucoup à des discussions multiples, plaisantes, passionnantes et souvent passionnées avec Afef, Amadi, Fathi, Frank, Ghada, Hamidou, Lamia, Mahdi, Mohammed, Moncef, Mondher, Mossadek, Myriam, Omar, Salma, Talel, Tarek, Wafa, Zied et quelques autres qui se reconnaîtront.
Je les en remercie chaleureusement et espère continuer longtemps nos conversations.
Bien entendu, les opinions exprimées dans cette chronique sont miennes et n'engagent en rien les personnes citées ci-dessus.
Des échanges déjà anciens (le temps passe !) avec Habib Sayah ont aussi constitué le substrat de l'analyse présentée ici.
Pourtant, chômage et pauvreté gangrènent la société et l'économie est loin du plein régime.
Retour sur un paradoxe tunisien.
Le royaume du black
Le fait est méconnu mais la Tunisie est un des pays où l'initiative privée réussit le mieux à fournir une solution à chaque besoin de la vie quotidienne.Deux exemples parmi une myriade d'autres.
Trouver nourriture et articles de consommation courante n'est jamais un souci.
À toute heure, à moins de 3 minutes à pied de votre domicile, il y a toujours suffisamment de vendeurs ambulants et de micro-commerces.
Inutile de faire des stocks à la maison, les rues sont des entrepôts.
L'eau du robinet est d'une potabilité douteuse.
Qu'à cela ne tienne, des pickups Isuzu ravitaillent les épiceries avec des bidons en plastique remplis d'eau de source, cinq à dix fois moins chers que l'eau minérale en bouteille.
Ces activités très flexibles sont plaisamment baptisées par les spécialistes "économie informelle", doux euphémisme désignant pudiquement le travail au noir du meilleur aloi.
Tous les "petits métiers" opèrent sans contraintes.
L'occupation gratuite et sans vergogne de l'espace public est un sport national tunisien.
TVA, patente, cotisations sociales et autres taxes sont des mots absents du vocabulaire du type vendant des robes à 10 dinars sous la fenêtre près de laquelle je rédige ce billet.
Toutefois, assez souvent, ces auto-entrepreneurs autoproclamés doivent quand même s'acquitter de menus subsides auprès des détenteurs d'autorité afin de se vacciner contre l'application de la moindre réglementation.
Souk hebdomadaire à Kelibia |
Mais aussi le royaume de la bureaucratie
À l'autre extrémité du spectre économique, les entreprises structurées se débattent avec des obligations en tous genres.Des administrations tatillonnes délivrent, en prenant leur temps, des autorisations diverses et variées dont ils contrôlent ensuite le bon usage.
Le créateur néophyte découvre, souvent à ses dépens, ce maquis de paplards.
Viennent aussi s'ajouter une pression syndicale croissante - souvent aussi peu courtoise que réaliste aux dires de plusieurs chefs d'entreprise - ainsi que quelques "interventions" politiques, histoire d'ajouter un peu de harissa dans une chorba déjà épaisse.
Même les sociétés exportatrices qui pourtant bénéficient d'un statut fiscal offshore, ne sont pas exemptes de ces tracas.
Bien sur, là encore, une lubrification pécuniaire de l'usine à gaz est souvent nécessaire.
Un consensus implicite et délétère
Les deux maux économiques de la Tunisie sont, d'une part, une sous-productivité d'ensemble et, d'autre part, un chômage massif, notamment de diplômés de l'enseignement supérieur.Face à ces difficultés - bien avant la révolution - un consensus a émergé de la grande majorité de la société.
L'état, qui a reçu un mandat implicite de la population, s'emploie à mettre scrupuleusement en oeuvre ce programme.
- Encouragement massif des activités les moins productives grâce à une liberté économique absolue et une quasi-absence de taxation pour tous les "petits métiers".
- Limitation, par la bureaucratie, des activités à haute valeur ajoutée.
En caricaturant à peine, on peut dire que plus une entreprise est susceptible de créer de richesses et d'employer de diplômés, plus elle est freinée. - Administrations inefficaces payant chichement un personnel pléthorique et peu occupé.
Chaque tunisien ou presque râle contre les passe-droits familiaux ou monétaires, la pagaille ambiante et les contraintes pesant sur les entreprises.
Mais, dans la pratique, peu alignent leurs actes sur cette splendide indignation verbale.
Pas étonnant, dans ces conditions, que les partis politiques ne parlent pas d'économie et ne se distinguent guère sur ce thème.
Les différents acteurs sociaux trouvent leur compte dans ce système paradoxal et lui confèrent une grande stabilité.
- Les tunisiens les plus pauvres - en l'absence de régime efficace de solidarité sociale - en retirent le moyen de subsister, à défaut de vivre correctement.
- Les familles aisées ont à leur disposition de nombreux services bon marché qui rehaussent leur niveau et leur confort de vie.
- Les entrepreneurs en place bénéficient d'une réduction de fait de l'intensité concurrentielle.
- Les agents publics profitent d'un compromis alliant un travail stable et peu prenant avec des salaires limités.
Fréquemment, cet arrangement est amélioré par des sortes de bonus, sous forme d'avantages en nature, voire de compléments privatisés de revenus. - Les politiques - anciens comme actuels de toutes tendances - se contentent de gérer, sans trop de vagues, le statu quo tout en profitant des avantages de leur fonction.
Rompre le paradoxe ?
Ce consensus toxique est ancien et repose sur une base très large.La Tunisie toute entière s'est enferrée dans une sorte de trappe à médiocrité économique.
En sortir suppose que la société, dans son ensemble, devienne convaincue qu'efforts et inconforts à court terme peuvent être compensés par un accroissement des emplois et de la prospérité à plus longue échéance.
Une chose est sure, l'impulsion ne viendra pas des politiques.
Faibles, peu compétents et discrédités - pour rester sobre - ils sont dans l'incapacité de lancer une quelconque mutation.
Par contre, chaque tunisienne et chaque tunisien peut contribuer à améliorer simultanément son propre sort et celui de son pays.
L'esprit multiforme d'initiative qui éclot à chaque coin de rue pourrait être un excellent moteur de changements.
Toutefois, investir dans l'abandon de ses avantages pour obtenir un meilleur futur est un chemin difficile et non intuitif.
La tentation est forte pour chacun de reporter les ajustements nécessaires sur d'autres groupes sociaux que le sien.
Je souhaite à mes amis de Tunisie de trouver l'énergie collective d'inventer une voie économique moins paradoxale.
Tunisiquement votre
Références et compléments
Voir aussi d'autres billets sur l'économie de la Tunisie
- Tout savoir (ou presque) sur l'économie chancelante de la Tunisie
- France ? Tunisie ? Quel est le pays où la vie est moins chère ?
- La Tunisie rattrapera la France le 12 mai 2041
Bien que ces chroniques datent de 2013, les ordres de grandeur restent toujours valables. La hausse des prix et des salaires a été, hélas, compensée par une spectaculaire dévaluation du dinar tunisien.
La chronique "ingénieuses ingénieures tunisiennes" relate un prototype du changement souhaitable en Tunisie.
Outres mes lectures et mes séjours fréquents en Tunisie, ce billet doit beaucoup à des discussions multiples, plaisantes, passionnantes et souvent passionnées avec Afef, Amadi, Fathi, Frank, Ghada, Hamidou, Lamia, Mahdi, Mohammed, Moncef, Mondher, Mossadek, Myriam, Omar, Salma, Talel, Tarek, Wafa, Zied et quelques autres qui se reconnaîtront.
Je les en remercie chaleureusement et espère continuer longtemps nos conversations.
Bien entendu, les opinions exprimées dans cette chronique sont miennes et n'engagent en rien les personnes citées ci-dessus.
Des échanges déjà anciens (le temps passe !) avec Habib Sayah ont aussi constitué le substrat de l'analyse présentée ici.