dimanche 5 janvier 2014

Le vieux facteur se meurt, il n'avait que 174 ans

Le 11 décembre 2013, un certain Deepak Chopra, dont j'ignorais jusqu'alors l'existence, annonçait officiellement le commencement de la fin d'une extraordinaire et multi-séculaire technologie de communication.

Ce comptable de formation est actuellement PDG de Postes Canada, la société publique qui assure le service du courrier dans le nord de l'Amérique.
Dans le cadre d'un plan d'adaptation de son entreprise à la forte baisse de son activité, Deepak Chopra a décidé la suppression progressive d'ici 5 ans des traditionnelles tournées de facteurs ainsi qu'une augmentation de plus du tiers du prix du timbre.
La poste traditionnelle, victime d'internet, semble avoir vécu au Canada.
La chute du volume du courrier étant mondiale, il est probable que des mesures similaires seront prises à peu près partout dans un avenir proche, y compris en France.

La poste moderne a débuté en Angleterre, très exactement le 6 mai 1840.
Dans les années précédentes, l'envoi de courrier au Royaume Uni, comme partout ailleurs en Europe, était un véritable cauchemar.
Le trafic postal restait réduit alors que révolution industrielle, exode rural (75% de la population britannique était urbaine) et poussée de l'alphabétisation (70% des hommes et 50% des femmes) avaient accru les besoins de communication.
Les tarifs, qui variaient avec le poids et la distance, étaient prohibitifs. Expédier une simple feuille de Londres à Edimbourg coûtait 13.5 pence, soit plus de 4 heures de salaire d'un ouvrier urbain.
La taxe postale était payée par le destinataire qui, toutefois, pouvait refuser un pli. Beaucoup de stratagèmes "d'évasion postale" existaient comme l'écriture de signes convenus sur l'enveloppe pour éviter d'accepter une lettre. Aussi la poste britannique réussissait l'exploit d'être à la fois impopulaire et déficitaire.

Rowland Hill, personnalité éclectique qui fut tour à tour pédagogue progressiste, promoteur de la colonisation du sud de l'Australie, inventeur d'une presse à imprimer ou directeur de chemin de fer, proposa en 1837 une réforme postale d'envergure.
Après deux ans de débats et de lobbying, le gouvernement révoqua son "postmaster general" Lord Lichfield et embaucha, sur un contrat de 2 ans, Rowland Hill afin qu'il transforme le monopole public du courrier.

La démarche de cet innovateur, similaire à celle d'Henry Ford un petit siècle plus tard pour l'automobile, consista à abaisser fortement et simultanément coûts de revient et prix de vente afin d'augmenter le trafic, tout en restaurant la rentabilité des postes de Sa Majesté.

Tout d'abord, les frais postaux devinrent à la charge de l'expéditeur afin de diminuer l'effort de recouvrement et les lettres refusées.
Le timbre poste fut inventé à cette occasion afin d'attester le paiement préalable à l'envoi.
Les premiers timbres one penny black portant le profil altier et renfrogné de la jeune reine Victoria furent officiellement utilisés à partir du 6 mai 1840.
Toutefois, certains postiers pressés les lancèrent en avance. Ainsi, il existe un exemplaire avec un cachet du 1er mai 1840. Le one penny black n'eut cours qu'une seule année et fut tiré à 68 millions d'exemplaires.

L'autre changement introduit par Rowland Hill fut un tarif postal unique au prix psychologique et cassé d'un seul penny pour toute la Grande Bretagne, indépendamment de la distance.
Un penny représentait seulement 20 minutes de salaire ouvrier anglais. A titre comparatif, en France sous Napoléon III quinze ans plus tard, un envoi comparable valait encore trois fois plus.
En 2014, le nouveau prix du timbre canadien équivaut à grosso modo 10 minutes de salaire minimum, contre 4 minutes en France.

Le résultat des réformes postales anglaises dépassa toutes les espérances.
Dès 1840, la poste britannique achemina 170 millions de plis, le double de l'année précédente. Cette valeur est toutefois 80 fois inférieure au trafic actuel.

Un peu plus de 170 ans plus tard, l'instantanéité et la quasi-gratuité des mails sont en train de liquider le courrier papier et de mettre à bas le bel édifice postal.
John von Neumann, Bill Gates, Steve Jobs et leurs consorts ont eu raison de Rowland Hill.

Posto-mutationnellement votre

Références et compléments
- Voir aussi la chronique "timbres, iPhone et salaires ouvriers".
Pour aller plus loin, le site histoirepostale.net consacré aux postes d'Europe au XIXème siècle et sa page sur l'Angleterre.

- Le titre de la chronique est inspiré de la célèbre chanson "le facteur" de Georges Moustaki.

- Articles des Echos sur la réforme de Postes Canada du 11 décembre 2013