Régulièrement, les thuriféraires de la finance nous expliquent que les marchés financiers et leurs mains invisibles sont les meilleurs instruments possibles pour évaluer la valeur future d'un bien ou d'une entreprise.
Fidèle aux habitudes de ce blog, j'ai souhaité juger sur pièces.
Autant le dire immédiatement, le résultat est sans appel : Monsieur Météo et Madame Irma sont au moins aussi performants que les traders.
Examinons cela de plus près.
Pour deviner l'avenir, les bourses utilisent les transactions "à terme", au nom fleurant bon la grossesse.
Sur ces marchés, au lieu d'échanger directement des biens (actions, emprunts, productions agricoles, matières premières ...), les intervenants négocient des contrats de vente de ces mêmes biens à une date future donnée.
Par exemple, un opérateur financier peut, aujourd'hui 15 mai 2014, s'engager à fournir, le 2 décembre 2014, 100 tonnes d'aluminium pour la modique somme de 2 000 dollars/tonne.
Parallèlement, d'autres traders ou entreprises vont choisir, dès maintenant, d'acheter, le même jour, tout ou partie de cette cargaison, à ce prix.
Ces contrats, appelés en anglais futures, sont cotés par des bourses. Ces bons d'achat ou de vente d'un bien à un prix et une date définis se négocient jusqu'à leur dénouement. Leur prix s'établissent en fonction de l'offre et de la demande.
L'acquéreur d'un contrat de vente ou d'achat d'aluminium en décembre prochain peut donc choisir de l'honorer à la date cible ou bien de le revendre dans les minutes, heures ou semaines suivantes.
Les contrats à terme ont pour objectif initial de simplifier la vie des entreprises dont une part importante des coûts ou des ventes dépend de produits au cours fluctuant.
Ainsi, un fabriquant de matériel incorporant beaucoup d'aluminium qui décide d'acquérir à l'avance ce métal à une valeur fixée, stabilise ses prix de revient.
Si au moment du dénouement du contrat, l'aluminium est plus cher que la valeur négociée, notre industriel aura, de surcroît, empoché une sympathique plus-value.
Dans le cas inverse, il pourra philosopher sur le fait que la tranquillité d'esprit et de gestion n'a probablement pas de prix, mais qu'elle possède un coût non négligeable.
Les variations possibles entre la valeur des contrats à terme et le cours du jour attirent évidemment les spéculateurs de tout poil.
Si j'ai une bonne raison d'estimer que, le 2 décembre 2014, l'aluminium ne coûtera que 1 500 dollars/tonne, j'ai tout intérêt à acheter en bourse dès aujourd'hui des contrats de vente à 2 000 dollars/tonne.
Au jour J, si ma prédiction est exacte, j'empocherai le substantiel bénéfice de 500 dollars/tonne.
Par contre, tout fêlure dans ma boule de cristal risque de me laisser en slip au bord de la route.
Symétriquement, si mes informations me laissent penser que l'aluminium sera à la fin de l'année autour de 2 500 dollars/tonne, je me positionnerais aujourd'hui sur des contrats d'achat à 2 000 dollars/tonne.
L'avidité n'ayant aucune limite, beaucoup d'opérateurs désargentés interviennent sur les marchés à terme.
Au lieu de miser des biens ou du numéraire leur appartenant, ils empruntent tout simplement soit la somme nécessaire au règlement de leurs emplettes, soit le bien négocié.
Cette forte financiarisation a rendu les marchés à terme essentiellement virtuels. Ainsi, les échanges d'aluminium à la bourse LME de Londres représentent 80 fois la production physique mondiale de ce métal.
Les théoriciens de la finance expliquent savamment que sur un marché transparent, fluide et avec des intervenants nombreux et divers, la cotation d'un contrat à terme constitue une excellente prévision de la valeur future du bien négocié.
D'après ces doctes savants, tout écart notable entre la prédiction et la réalité ne peut venir que d'une imperfection de marché : opérateurs en nombre ou en diversité insuffisants, manque de transparence, défaut de fluidité ...
Hélas pour ces dignes successeurs des médecins de Molière, la réalité est tout autre.
Le magnifique profil d'étape de montagne du Tour de France reproduit ci-dessous est l'évolution du cours du contrat de vente d'un baril de pétrole "Brent" qui s'est conclu en avril 2014, depuis sa première cotation en janvier 2009 jusqu'à son dénouement il y a quelques semaines.
Le cours à terme du baril de Brent a démarré en janvier 2009 à 86$, a atteint un point bas de 68$, un sommet de 112$, soit presque le double du minimum, et a terminé en avril 2014 à 109$.
Durant toute cette période de négoce, environ la moitié du temps - 46% pour être précis - la valeur à terme s'est située en dehors d'une plage de +/-10% autour du prix du baril le jour du dénouement.
De surcroît, la prévision était sévèrement biaisée puisque plus de 12 fois sur 13, la valeur à terme était inférieure au cours final.
Je me suis amusé à consulter de tels historiques pour d'autres dates et d'autres types de biens. Je vous fais grâce des graphiques et des chiffres détaillés mais les résultats sont presque systématiquement similaires : les marchés à terme ne deviennent de bons prévisionnistes que quelques jours avant l'échéance.
Le reste du temps, ils fournissent des évidences du genre le cours du baril de pétrole dans les années à venir devrait être de plusieurs dizaines de dollars.
En quelque sorte du boulot de voyance réalisé par des traders à l'ego survitaminé, à coups d'infrastructures informatiques monstrueuses et de bonus indécents.
À titre de comparaison, une voyante opérant par téléphone est facturée en France environ 1 € par minute. Un golden boy (ou girl d'ailleurs) haut de gamme demande 5 à 100 fois plus, pour une prestation similaire.
L'expression populaire "jouer en bourse" est, dans les faits, à prendre au pied de la lettre.
Un lancer de dés prédit aussi bien le futur financier que la communauté réunie des golden boys, des traders et des gnomes de Zurich.
Les bourses sont un des piliers de l'économie moderne. En facilitant les échanges de biens et de financements, elles dynamisent l'activité.
En déduire qu'elles sont omniscientes est un pas à ne franchir sous aucun prétexte.
Boursicotico-bouledecristalement votre
Références et compléments
- À propos des médecins de Molière, voir aussi la chronique "le Malade Twimaginaire" ou comment Molière aurait appréhendé les réseaux sociaux.
- Chronique librement inspirée de l'excellent livre "the black swan / le cygne noir" de Nassim Nicholas Taleb qui a des mots beaucoup plus sévères que les miens sur la médiocrité de l'univers du trading dans lequel il a travaillé.
- Les cours du contrat avril 2014 du pétrole brut Brent "CBJ14" ont été obligeamment fournis par le site barchart.com.
- Les volumes d'échange et de production d'aluminium proviennent du LME et de Wikipedia.
Fidèle aux habitudes de ce blog, j'ai souhaité juger sur pièces.
Autant le dire immédiatement, le résultat est sans appel : Monsieur Météo et Madame Irma sont au moins aussi performants que les traders.
Examinons cela de plus près.
Pour deviner l'avenir, les bourses utilisent les transactions "à terme", au nom fleurant bon la grossesse.
Sur ces marchés, au lieu d'échanger directement des biens (actions, emprunts, productions agricoles, matières premières ...), les intervenants négocient des contrats de vente de ces mêmes biens à une date future donnée.
Par exemple, un opérateur financier peut, aujourd'hui 15 mai 2014, s'engager à fournir, le 2 décembre 2014, 100 tonnes d'aluminium pour la modique somme de 2 000 dollars/tonne.
Parallèlement, d'autres traders ou entreprises vont choisir, dès maintenant, d'acheter, le même jour, tout ou partie de cette cargaison, à ce prix.
Ces contrats, appelés en anglais futures, sont cotés par des bourses. Ces bons d'achat ou de vente d'un bien à un prix et une date définis se négocient jusqu'à leur dénouement. Leur prix s'établissent en fonction de l'offre et de la demande.
L'acquéreur d'un contrat de vente ou d'achat d'aluminium en décembre prochain peut donc choisir de l'honorer à la date cible ou bien de le revendre dans les minutes, heures ou semaines suivantes.
Les contrats à terme ont pour objectif initial de simplifier la vie des entreprises dont une part importante des coûts ou des ventes dépend de produits au cours fluctuant.
Ainsi, un fabriquant de matériel incorporant beaucoup d'aluminium qui décide d'acquérir à l'avance ce métal à une valeur fixée, stabilise ses prix de revient.
Si au moment du dénouement du contrat, l'aluminium est plus cher que la valeur négociée, notre industriel aura, de surcroît, empoché une sympathique plus-value.
Dans le cas inverse, il pourra philosopher sur le fait que la tranquillité d'esprit et de gestion n'a probablement pas de prix, mais qu'elle possède un coût non négligeable.
Les variations possibles entre la valeur des contrats à terme et le cours du jour attirent évidemment les spéculateurs de tout poil.
Si j'ai une bonne raison d'estimer que, le 2 décembre 2014, l'aluminium ne coûtera que 1 500 dollars/tonne, j'ai tout intérêt à acheter en bourse dès aujourd'hui des contrats de vente à 2 000 dollars/tonne.
Au jour J, si ma prédiction est exacte, j'empocherai le substantiel bénéfice de 500 dollars/tonne.
Par contre, tout fêlure dans ma boule de cristal risque de me laisser en slip au bord de la route.
Symétriquement, si mes informations me laissent penser que l'aluminium sera à la fin de l'année autour de 2 500 dollars/tonne, je me positionnerais aujourd'hui sur des contrats d'achat à 2 000 dollars/tonne.
L'avidité n'ayant aucune limite, beaucoup d'opérateurs désargentés interviennent sur les marchés à terme.
Au lieu de miser des biens ou du numéraire leur appartenant, ils empruntent tout simplement soit la somme nécessaire au règlement de leurs emplettes, soit le bien négocié.
Cette forte financiarisation a rendu les marchés à terme essentiellement virtuels. Ainsi, les échanges d'aluminium à la bourse LME de Londres représentent 80 fois la production physique mondiale de ce métal.
Les théoriciens de la finance expliquent savamment que sur un marché transparent, fluide et avec des intervenants nombreux et divers, la cotation d'un contrat à terme constitue une excellente prévision de la valeur future du bien négocié.
D'après ces doctes savants, tout écart notable entre la prédiction et la réalité ne peut venir que d'une imperfection de marché : opérateurs en nombre ou en diversité insuffisants, manque de transparence, défaut de fluidité ...
Hélas pour ces dignes successeurs des médecins de Molière, la réalité est tout autre.
Le magnifique profil d'étape de montagne du Tour de France reproduit ci-dessous est l'évolution du cours du contrat de vente d'un baril de pétrole "Brent" qui s'est conclu en avril 2014, depuis sa première cotation en janvier 2009 jusqu'à son dénouement il y a quelques semaines.
Évolution dans le temps du cours au terme d'avril 2014 du pétrole brut Brent. Les bandes de couleur représentent +/-10% par rapport au cours d'avril 2014. |
Durant toute cette période de négoce, environ la moitié du temps - 46% pour être précis - la valeur à terme s'est située en dehors d'une plage de +/-10% autour du prix du baril le jour du dénouement.
De surcroît, la prévision était sévèrement biaisée puisque plus de 12 fois sur 13, la valeur à terme était inférieure au cours final.
Je me suis amusé à consulter de tels historiques pour d'autres dates et d'autres types de biens. Je vous fais grâce des graphiques et des chiffres détaillés mais les résultats sont presque systématiquement similaires : les marchés à terme ne deviennent de bons prévisionnistes que quelques jours avant l'échéance.
Le reste du temps, ils fournissent des évidences du genre le cours du baril de pétrole dans les années à venir devrait être de plusieurs dizaines de dollars.
En quelque sorte du boulot de voyance réalisé par des traders à l'ego survitaminé, à coups d'infrastructures informatiques monstrueuses et de bonus indécents.
À titre de comparaison, une voyante opérant par téléphone est facturée en France environ 1 € par minute. Un golden boy (ou girl d'ailleurs) haut de gamme demande 5 à 100 fois plus, pour une prestation similaire.
L'expression populaire "jouer en bourse" est, dans les faits, à prendre au pied de la lettre.
Un lancer de dés prédit aussi bien le futur financier que la communauté réunie des golden boys, des traders et des gnomes de Zurich.
Les bourses sont un des piliers de l'économie moderne. En facilitant les échanges de biens et de financements, elles dynamisent l'activité.
En déduire qu'elles sont omniscientes est un pas à ne franchir sous aucun prétexte.
Boursicotico-bouledecristalement votre
Références et compléments
- À propos des médecins de Molière, voir aussi la chronique "le Malade Twimaginaire" ou comment Molière aurait appréhendé les réseaux sociaux.
- Chronique librement inspirée de l'excellent livre "the black swan / le cygne noir" de Nassim Nicholas Taleb qui a des mots beaucoup plus sévères que les miens sur la médiocrité de l'univers du trading dans lequel il a travaillé.
- Les cours du contrat avril 2014 du pétrole brut Brent "CBJ14" ont été obligeamment fournis par le site barchart.com.
- Les volumes d'échange et de production d'aluminium proviennent du LME et de Wikipedia.