mardi 30 décembre 2014

N'en déplaise à Jeremy Rifkin, internet n'éclipse pas le capitalisme

J'ai entamé, et probablement je ne terminerai pas, la lecture du livre de Jeremy Rifkin la nouvelle société du coût marginal zéro.

Ce consultant prolifique passe le plus clair de son temps à prodiguer aux grands de ce monde, moyennant quelques kilodollars sonnants et trébuchants, ses précieux avis prospectifs.
Tous les 2 ans, il s'abaisse à s'adresser au bon peuple par le biais d'un best-seller, ni libre, ni gratuit.

Dans sa plus récente production (rassurez-vous, je ne l'ai pas payée), il proclame, en 500 pages filandreuses, que la troisième révolution industrielle provoquée par internet va rendre la production de tous nos besoins à coût marginal nul grâce à l'informatique, aux télécoms, aux imprimantes 3D, à la production individualisée d'énergies renouvelables et aux communaux collaboratifs.
Ces derniers, appelés aussi open source, sont, à l'instar de Wikipedia et des logiciels libres, des informations rendues par leurs auteurs accessibles et utilisables par tout un chacun. Les licences Creative Commons en sont l'emblème le plus connu.
Ce cocktail détonnant va, selon son thuriféraire, rien moins que provoquer l'éclipse du capitalisme et nous changer tous de consommateurs en prosommateurs (en anglais prosumers).

Ce savant mélange de positivisme béat, d'écologie radicale et de déni des ordres de grandeurs a le don de me hérisser le poil.
Je ne réussis pas à comprendre comment, à partir de phénomènes indéniables, un gourou autoproclamé peut tirer des conclusions aussi peu étayées et surtout fasciner nombre de nos décideurs politiques, dont Angela Merkel, Nicolas Sarkozy, Arnaud Montebourg et François Hollande.

Je vous propose donc d'examiner de plus près quelques unes des prophéties de Jeremy Rifkin.

Ne pas confondre coût marginal zéro et coût total nul

Il est vrai que, dans les domaines liés à l'informatique au sens large, le coût individuel d'un traitement ou d'un stockage - ce que les économistes appellent le coût marginal - tend vers zéro.
Par exemple, à partir du moment où vous avez fait l'acquisition d'un disque de plusieurs téraoctets, y loger vos dernières photos de vacances ne requiert aucun débours additionnel.
Toutefois, obtenir un coût marginal réduit suppose en amont des investissements souvent conséquents, dans notre exemple l'achat initial du disque.
Internet repose sur des réseaux de télécommunications et des data centers à la fois fort peu immatériels et très onéreux. Ainsi, si votre opérateur vous facture un forfait mensuel et non un prix à chaque transaction, c'est parce que l'arrivée de cette chronique sur votre terminal ne lui cause aucune dépense spécifique mais que la construction et l'entretien de son réseau doivent être couverts par des recettes.
La troisième révolution industrielle, à l'instar des deux précédentes, est mue par des infrastructures massives requérant des financements colossaux.
De même, la production énergétique, quelle que soit sa forme, classique ou renouvelable, massive ou décentralisée, est aussi un gouffre à investissements. Les technologies respectueuses de notre planète ne sont pas pour autant moins avides en capital.
À titre d'illustration, pour faire rouler l'intégralité du parc automobile français à l'électricité solaire, en faisant fi des menus problèmes d'acheminement et de stockage de l'énergie, un rapide calcul montre qu'il faudrait implanter de l'ordre 140 000 hectares de panneaux photovoltaïques, l'équivalent de 6 forêts de Fontainebleau.
Un tel équipement coûterait la bagatelle de 1 500 milliards, 23 000 euros par français, 9 mois de PIB. On est très loin d'un coût nul, même en imaginant des améliorations technologiques.

Le bénévolat a toujours existé

Il est parfaitement exact que l'irruption des communaux collaboratifs bouscule des business parfois établis de longue date.
La publication d'encyclopédies n'a pas survécu à Wikipedia, les éditeurs vacillent sous l'effet des copies et l'industrie du logiciel est durablement transformée par l'irruption du libre.
D'une manière générale, il est probable que la propriété intellectuelle traditionnelle ait pris une belle volée de plomb dans son aile.
Toutefois, au cours de l'histoire économique, les limites entre activités marchandes et non marchandes, voire bénévoles, n'ont cessé de fluctuer. Le capitalisme depuis son essor au début du dix-neuvième siècle s'est d'ailleurs toujours très bien accommodé des coopératives en tous genres.
Trois exemples, parmi de nombreux autres, de ces frontières floues de l'emprise des marchés :
  • Jusque vers le tiers du vingtième siècle, la santé était majoritairement l'apanage de la charité et du bénévolat.
  • Les tâches domestiques, longtemps rétives à tout négoce, restent encore largement hors marché, même si les équipements électroménagers - investissements non négligeables - ont secoué la donne.
  • Une grande partie des biens et services que nous utilisons dépendent de brevets tombés dans le domaine public, c'est à dire librement et légalement exploitables.
Les nouveaux communaux collaboratifs, grâce à la technologie, rendent non marchands ou plutôt indirectement marchands des domaines inédits. C'est un défi d'importance pour les entreprises et l'emploi des secteurs concernés mais pas une mise à mort des lois générales de l'économie.

Toute notre consommation n'est pas imprimable

Il est indéniable que la spectaculaire et récente amélioration de l'impression 3D va troubler des productions bien établies. C'est une des multiples mutations en cours dont toutes les conséquences ne sont pas encore perceptibles.
Toutefois, si nous examinons notre usage de biens et services, une bonne part n'est guère reproductible en 3D : l'alimentation et les autres éléments d'origine organique, les composants électroniques à commencer par ceux employés dans les imprimantes, les matériaux de construction, les avions, les trains, etc...
Là encore, des secteurs entiers de l'économie vont être affectés par ces évolutions et la frontière marchand - non marchand va être redessinée.
Grâce à ces changements techniques et sociétaux - Joseph Schumpeter aurait dit ces destructions créatrices - les capitalistes ont encore de très beaux jours devant eux, à commencer par les fabricants, les vendeurs et les exploitants d'imprimantes 3D.


Une des mutations que Jeremy Rifkin oublie de mentionner est que grâce à internet, notamment au communal collaboratif Wikipedia et à l’hydre capitaliste Google, les discours des experts de tout poil sont devenus aisément vérifiables.

Marginalement votre

Références et compléments
- Voir aussi la chronique "un monde sans droits d'auteur, ni brevets est possible"
- Pour évaluer par vous-même les succulents avis de Jeremy Rifkin dans son impérissable livre La nouvelle société coût marginal zéro : l'internet des objets, l'émergence des communaux collaboratifs et l'éclipse du capitalisme, tout en mettant en pratique ses conseils avisés sur les communaux collaboratifs, je vous suggère ce lien.
- Je tiens à disposition des lecteurs le détail du calcul des panneaux solaires pouvant alimenter les voitures électriques.
- Merci à Myriam de m'avoir suggéré l'oeuvre indépassable de Jeremy Rifkin.