vendredi 15 novembre 2013

"L'étrange défaite" de Marc Bloch étrangement actuelle

Je viens de terminer un livre rare et marquant.
"L'étrange défaite" a été écrite par Marc Bloch durant l'été 1940, juste après la débâcle de mai et de juin qui avait conduit à la défaite de la France face à l'Allemagne nazie, à son occupation et à la prise de pouvoir de Philippe Pétain.

L'auteur, historien universitaire, a vécu ces tragiques événements comme capitaine chargé du ravitaillement en carburant de l'armée censée défendre le Nord et la Belgique.
Dans son ouvrage, cet engagé volontaire malgré son âge et ses charges de famille, ancien combattant de 1914-1918, dresse, à chaud, un constat lucide et une analyse implacable des causes directes et indirectes ayant conduit à l'écroulement militaire et moral de la France.

Cette lecture, au delà du témoignage historique de première main, est particulièrement troublante. L'essentiel de ce que soulève Marc Bloch possède des résonances contemporaines qui ne laissent pas d'inquiéter.

Voici quelques extraits qui, je l'espère, vous donneront envie de lire "l'étrange défaite".

Marc Bloch pointe d'abord une carence collective de pensée et d'adaptation. La France, contrairement à l'Allemagne d'Hitler, n'a pas su prendre la mesure des changements technologiques de l'époque, motorisation des troupes terrestres et suprématie de l'aviation.
« Nos chefs ou ceux qui agissaient en leur nom n'ont pas su penser cette guerre. En d'autres termes, le triomphe des Allemands fut, essentiellement, une victoire intellectuelle et c'est peut-être là ce qu'il y a eu en lui de plus grave. »
« En un mot, nos chefs, au milieu de beaucoup de contradictions, ont prétendu, avant tout, renouveler, en 1940, la guerre de 1915-1918. Les Allemands faisaient celle de 1940. »
L'historien relève ensuite le caractère bureaucratique et éminemment théorique de l'organisation de l'armée française.
« Le culte du beau papier »
« L’École de Guerre nous a trompés. »
« Une idée, dans le domaine des sciences positives ou des techniques, n'a de valeur que comme image ou raccourci de faits concrets. Faute de quoi, elle se réduit à son étiquette, qui ne recouvre plus qu'un peu de vide. »
Parmi les nombreux défauts de l'État-Major, sa propension à effectuer une prévision très fouillée mais envisageant trop peu d'hypothèses différentes n'est pas le moindre. Avec le vocabulaire actuel du management, nous dirions une planification trop profonde et pas assez éclairée.
« Je ne crois pas que la faute en ait été, au propre, de ne pas assez prévoir. Les prévisions n'avaient été établies, au contraire, qu'avec trop de détail. Mais elles s'appliquaient, chaque fois, seulement à un petit nombre d'éventualités. »
Marc Bloch, au delà des faiblesses proprement militaires, souligne les responsabilités de la société dans son ensemble.
Le conservatisme et l'étroitesse d'esprit de la droite, mais aussi de la gauche avec laquelle il est très sévère, lui paraissent être un ressort essentiel. Il fustige par la même occasion le régime de Vichy qui en avait fait son fond de commerce.
« Tant exerçaient encore d'empire sur les âmes, dans les milieux militaires et jusque chez nos gouvernants civils, la superstition de l'âge, le respect d'un prestige [...], le faux culte, enfin, d'une expérience, qui, puisant ses prétendues leçons dans le passé, ne pouvait que conduire à mal interpréter le présent. »
« Le monde appartient à ceux qui aiment le neuf. C'est pourquoi, l'ayant rencontré devant lui, ce neuf, et incapable d'y parer, notre commandement n'a pas seulement subi la défaite ; pareils à ces boxeurs, alourdis par la graisse, que déconcerte le premier coup imprévu, il l'a acceptée. »
« Le pis est que cette paresse de savoir entraîne, presque nécessairement, à une funeste complaisance envers soi-même. »
« A notre peuple mutilé et désemparé, on dit "tu t'es laissé leurrer par les attraits d’une civilisation trop mécanisée ; en acceptant ses lois et ses commodités, tu t’es détourné des valeurs anciennes, qui faisaient ton originalité ; foin de la grande ville, de l'usine, voire de l’école ! Ce qu’il te faut, c’est le village ou le bourg rural d'autrefois, avec leurs labeurs aux formes archaïques, et leurs petites sociétés fermées que gouvernaient les notables ; là, tu retremperas ta force et tu redeviendras toi même". »
L'incapacité de la classe politique à porter une vision et à être efficace est aussi mise en exergue.
« Prisonniers de dogmes qu’ils savaient périmés, de programmes qu’ils avaient renoncé à réaliser, les grands partis unissaient, fallacieusement, des hommes qui, sur les grands problèmes du moment — on le vit bien après Munich — s'étaient formé les opinions les plus opposées. Ils en séparaient d'autres, qui pensaient exactement de même. Ils ne réussissaient pas, le plus souvent, à décider de qui serait au pouvoir. Ils servaient simplement de tremplin aux habiles, qui se chassaient l'un l’autre du pinacle. »
Cet éminent professeur d'université termine son témoignage par une tragique autocritique des milieux intellectuels.
« J'appartiens à une génération qui a mauvaise conscience. »
« Paresseusement, lâchement, nous avons laissé faire. Nous avons craint le heurt de la foule, les sarcasmes de nos amis, l'incompréhensif mépris de nos maîtres. Nous n'avons pas osé être, sur la place publique, la voix qui crie, d'abord dans le désert, mais du moins, quel que soit le succès final, peut toujours se rendre la justice d'avoir crié sa foi. Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers. »
« Puissent nos cadets nous pardonner le sang qui est sur nos mains ! »
« Nous avons, pour la plupart, le droit de dire que nous fûmes de bons ouvriers. Avons-nous toujours été d'assez bons citoyens ? »
"L'étrange défaite" se conclut par un émouvant appel au sursaut et à la renaissance morale.
Marc Bloch mit en pratique ses propres mots. Peu de temps, après la rédaction de ces lignes, il s'engagea dans la Résistance. La Gestapo l'arrêta à Lyon au printemps 1944, le tortura et le fusilla au bord d'une route.
« Un peuple libre et dont les buts sont nobles, court un double risque. Mais, est-ce à des soldats qu'il faut, sur un champ de bataille, conseiller la peur de l'aventure ? »
Admirativement et humblement votre

Références et compléments
- Voir aussi les chroniques
Bras croisés ou salut nazi ?
Lettre à mes compatriotes tentés de voter Front National

- "L'étrange défaite" de Marc Bloch est disponible en versions électroniques gratuitement en ligne au format PDF, au format epub et au format Kindle.
Pour ceux d'entre vous qui ne souhaitent pas suivre complètement les conseils posthumes de March Bloch sur l'adaptation au changement, ce livre est aussi publié en papier par les éditions Folio.